Marie-Françoise Salès : des sourires et des hommes

15/06/2025

Souriez ! Vous êtes humains!... À tous les âges, dans toutes les cultures, nous ressentons intimement la puissance d'un sourire : sa beauté, son humanité, qui nous touchent en plein cœur. Pourquoi? "Parce que le sourire est d'essence spirituelle", témoigne la professeure Marie-Françoise Salès, docteure en philosophie. "Il rend compte que l'homme est un esprit, qu'il pense et qu'il est libre. (...) Le sourire est ineffable, c'est un mystère, et on peut en parler sans cesse (...), au même titre que l'amour ou Dieu."

Le sourire n'est pas sonore, il est silencieux, et laisse place à l'autre (...). Il se détache du phénomène physiologique qu'est le rire." C'est "une voie d'accès particulièrement intéressante, parce que c'est en soi une adresse (...), un sourire adressé à quelqu'un d'autre. Le visage est tourné vers les autres, et attire l'attention vers le visage même. Le masque nous prive de l'accès au visage. Or, le sourire nous rappelle que l'autre est un visage, que des visages nous entourent, qu'il y a une forme d'urgence éthique à se tourner vers les autres, à être attentifs à eux.(...)

Il y a des variations infinies du sourire, ce qui nous renvoie à ce que l'être est dans toute sa diversité : des émotions différentes, des modalités de connaissance, comme l'arme du sage en désapprenant le rire bruyant, ou notre engagement dans le monde, dans notre intériorité et nos rapports avec l'extérieur. Le sourire a aussi une valeur politique, l'art de paraître disait Machiavel, mais aussi au sens noble, la volonté de coordonner les hommes pour qu'ils vivent bien ensemble. Bergson parle ainsi des niveaux de politesse, et le sourire correspond à chacun d'entre eux, en particulier celui du bien vivre ensemble."

"Une société d'hommes et de femmes plus souriantes permettrait-elle d'atteindre une société profondément humaine, au sens où la responsabilité morale de chacun envers l'autre serait respecté ? Dans nos sociétés occidentales où les sourires envahissent les panneaux publicitaires, on constate que ce n'est pas forcément le cas. Dans quelle mesure le sourire peut, non seulement révéler notre humanité, mais encore constituer un appel à l'humanité ? Le sourire n'est pas réservé à l'être humain. De nombreux animaux expriment leurs émotions positives en souriant, ainsi les chats en clignant des yeux, ou les oiseaux pissouritels avec les plumes érectiles de leur queue. 

Mais les hommes sourient en fonction d'une grande variété d'émotions et de sensations, et non pas seulement quand il ressent du bien être ou de la joie. Il peut sourire dans les larmes, avoir des sourires confiants, tristes, inquiets, irrités, timides, forcés, doux, pervers, charmants, sardoniques, ironiques, inquiétants, angéliques, séducteurs, moqueurs, mélancoliques, prometteurs... Les hommes sont aussi capables de sourire pour cacher leurs émotions, le sourire devient alors un masque. il y a donc une richesse et une ambiguité du sourire chez l'homme. 

Il n'y a pas aussi de sourire sans visage, lequel se définit non par des traits particuliers mais par son ouverture. Le visage est l'endroit du corps où s'exprime un sens, une orientation, l'élément du corps qui montre que nous ne sommes pas qu'un corps, mais une adresse, une ouverture au monde et à autrui. Le sourire d'un être rentre également dans la catégorie du geste, un signe qui ne peut exister que dans un être doté de langage. Un geste supplée parfois au manque de mot. un sourire timide peut remplacer un "je comprends" ou "je suis désolé". Sourire fait intervenir le corps dans la conversation. Or les sourires ne sont pas toujours spontanés ou automatiques. ils sont des propositions dans un rapport vivant. Ils peuvent aussi être une réponse à une sollicitation qui vient d'autrui. 

Dans tous les cas, le sourire modifie l'environnement dans lequel il surgit. Ces sourires échangés sont comme des traits d'union, certes fragiles et fugaces, mais ils manifestent la possibilité d'exister à l'unisson d'autres êtres humains, au moins pour un instant. Par exemple, Monsieur Chat de Thomas Vuille : le fait que ce personnage félin soit souriant renvoie d'emblée à une réflexion sur l'homme; et Thomas Vuille dit lui-même "j'ai inventé Monsieur Chat pour apporter dans les villes de l'optimisme et rappeler aux passants les valeurs de l'humain et de l'amour." Mais seul le sourire qui nait et passe sur un visage montre que la personne qui sourit est un être humain. Ainsi un robot humanoîde pourrait être distingué d'un être humain par le sourire. 

Un sourire rend compte des différents aspects de l'humanité. Des pratiques culturelles ont pour but de gommer la naturalité du sourire, comme limer les dents chez les Pigmées ou les teindre au Vietnam. Les sourires nous renseignent vraiment sur l'humanité, en laquelle le naturel et le culturel sont inextricables, le culturel devenant une seconde nature pour les êtres humains. Le sourire donne des indications sur la psychologie, mais aussi l'appartenance culturelle et sociale. Un bébé "qui sourit aux anges", semble sourire de tout son être, de toute son âme. Un sourire spontané, sincère, ne semble pas être seulement la manifestation d'un plaisir biologique.

L'être humain n'est pas que matière, qu'il a aussi une âme, un esprit. Plus précisément, certains sourires sont révélateurs du fait qu'un être humain est capable de penser, de mettre à distance les évènements de son existence et les idées qui l'animent. C'est par exemple le sourire de l'ironiste qui nous avertit que les mots qu'il prononce ont un autre sens que le sens premiers que ces mots suggèrent, C'est aussi le sourire de résistance que certains textes de la littérature permettent de nous représenter, comme celui de Georges Blind faisant face à un peloton d'exécution lors de la seconde guerre mondiale (le "fusillé souriant")

Les sourires peuvent donc être l'expression d'une forme de liberté et d'indépendance intérieure, un acte infra-spéculatif qui marque une mise à distance du sujet des évènements vécus. Les sourires changent notre relation au monde, autant qu'ils expriment ce changement. Nous pouvons percevoir ce changement quand nous voyons quelqu'un sourire. C'est aussi entre apercevoir en l'autre un quelque chose, un élément intangible qui relève de la grâce, qui nous attire mais qui reste caché. C'est ainsi que le philosophe français Vladimir Jankélévitch décrit le charme : "Il est ce par quoi un je-ne-sais-quoi attire les coeurs les plus durs. Il produit parfois de nobles sentiments mais il ne le fait jamais connaître que par là. Son prix et son avantage consiste à être caché."

Sourire est d'autant plus efficace dans l'art de plaire que le charme échappe à l'appréhension des sens, car il est un supplément d'âme mystérieux qui attire, sans pouvoir être défini avec précision. À travers le charme, un sourire peut donc se dégager du visible. Dans l'art de plaire, sourire ouvre possiblement un passage des sens physiques vers le sens spirituel. L'intuition selon laquelle les sourires nous rendent disponibles et sensibles aux mystères de la spiritualité se retrouve dans une des plus anciennes cultures connues, le peuple aïnou (population indigène du Venezuela), avec un sourire forcé sensé faire le lien avec le monde des esprits, permettant d'établir un contact avec ce qui le dépasse infiniment. 

Le sourire n'est donc pas un phénomène exclusivement biologique, psychologique ou social. Le sourire est un phénomène spirituel, au sens où Michel Foucault le définit dans L'herméneutique du sujet : "Est spirituel tout acte d'un sujet qui, pour parvenir à une vérité, se transforme en lui-même. Sourire est la manifestation, l'annonce, ou même parfois la cause d'une transformation de soi. Sourire, mais aussi percevoir certains sourires, est une ouverture vers un au-delà, et cette ouverture est capable d'opérer une transformation de soi. Car les sourires ne sont pas uniquement les signes qui manifestent la présence de l'humanité. ils peuvent souvent être un appel à l'humanité. C'est sans avoir besoin de l'analyser ou de réfléchir que nous percevons que quelqu'un nous sourit et ce sourire nous requiert. Cette reconnaissance intuitive et immédiate est sans doute basée sur une reconnaissance émotionnelle, mais elle est aussi d'ordre éthique. 

Le philosophe Alexandre Lévinas explique que "le visage est une expression de l'altérité. Selon lui, nous ne pouvons pas voir un visage sans entendre raisonner en nous le commandement absolu "tu ne tueras point", qui est au fondement de toute vie humaine et de toute éthique., Or, les sourires, parce qu'ils attirent notre attention sur le visage, me semble être une occasion qui favorise l'expérience, plutôt l'épreuve, de l'éthique. Pour illustrer cette idée, on peut se référer à un fait relaté dans la presse : l'une des premières auditions de Ayoub El Khazzani devant le juge d'instruction, l'auteur de la tentative terroriste avortée par armes à feu qui s'est déroulée à bord du train Thalys le 21 août 2015. Selon lui, si l'attentat avait échoué, ce n'était pas parce que son fusil s'était enrayé ou que des jeunes américains l'avaient maîtrisé, mais parce que, alors qu'il sortait des toilettes, prêt à tuer, quelqu'un lui avait souri. Ce sourire l'aurait bloqué, selon ses dires, conduisant à se détourner de sa volonté meurtrière. 

Les sourires qui nous sont adressés nous rappellent toujours que nous ne sommes pas seuls au monde et que nous devons partager ce monde. En ce sens, sourire est un appel à l'humanité. Dans certaines circonstances, le sourire est même un moyen de donner du sens à notre condition humaine, trouver une raison de vivre. En effet, comme l'a si bien écrit le philosophe Pascal, l'homme n'est pas grand chose à l'échelle de l'univers. La condition humaine ressemble fort à celle de Sisif, comme englué dans l'absurde. Or, au coeur de la condition humaine, le sourire nous donne souvent l'occasion de persévérer dans notre être, selon la formule du philosophe Spinoza. Les sourires accompagnent naturellement la joie que procure à chacun cette persévérance. il l'encourage. 

Le sourire, celui que nous formons sur notre visage, celui que nous percevons sur le visage d'un autre, pour peu que nous y soyons attentifs, permet de développer et parfois de nous accrocher au désir de vivre. De plus, sourire permet de mettre en place les conditions d'une collaboration avec nos semblables, d'entrer dans la construction d'une relation à nos vies, qui peut permettre de réussir à transformer le monde. Si le sourire est un propre de l'homme, alors il s'agit d'un propre aussi fragile que l'humanité elle-même. Érasme, le grand humanisme, écrivait : "Crois-moi, les hommes ne naissent pas hommes, ils le deviennent". J'apprécie cette citation car je la crois profondément vraie, l'humanité de l'homme dépend d'un processus lié à l'éducation, il y a un devenir humain sans lequel aucun être peut être dit humain. 

L'humanité a besoin d'être cultivée, élevée, grâce à la présence d'autrui, grâce à son attention, et grâce à la transmission de savoirs. Mais j'aime aussi la citation d'Érasme pour ce qu'elle suggère, à partir des mots "crois-moi". L'humanité dépend d'une espérance, laquelle est une des modalités de la confiance. il faut espérer dans l'humanité pour la faire advenir, et voir des sourires nous aide à espérer. Sourire est un rappel discret, mais bien visible et constant, car quotidien, familier, de notre humanité, sa richesse mais aussi sa fragilité. 

Quand on s'interroge sur la valeur de ce que nous construisons, ce que nous entreprenons dans nos existences humaines, un sourire ne semble d'aucun poids. Mais son inscription dans l'instant, c'est sa force même. Un sourire rappelle la fugacité du temps, mais aussi tous les possibles qui s'y inscrivent. Dans ces conditions, le port du masque pose un problème certain. Premièrement, en cachant notre bouche, il occulte notre sociabilité. Bien sûr, il est possible de percevoir un sourire en regardant uniquement les yeux de quelqu'un, ou le ton de sa voix.  Mais il faut alors beaucoup d'attention portée à l'autre. Or, ce qui est intéressant des sourires qui naissent des interactions sociales, c'est qu'ils lissent les rapports humains, même lorsque nous ne sommes pas attentifs à l'autre. Ils nous rendent attentifs à celui qui sourit. L'attention est ici un pré-requis, pas un effet.

Deuxièmement, le port du masque fait problème car il occulte une porte d'entrée possible vers la reconnaissance de l'existence d'une part de liberté de chacun de nous. vers la reconnaissance d'un ordre qui nous dépasse en tant qu'êtres biologiques et en tant qu'êtres sociaux. Le port du masque gêne notre inscription dans un ordre éthique et spirituel. En dépit du port du masque, il s'agit donc d'entretenir notre capacité à nous ouvrir, et tout particulièrement à nous sourire, pour que nous restions humains et que nous nous rappelions que nous le sommes. 

Une solution pratique serait de porter des masques transparents. Un projet plus exigeant serait de ne pas renoncer à pratiquer l'humour , celui qui respecte les personnes, celui qui se distingue de la moquerie et du rire bruyant. En cultivant aussi coûte que coûte ce que le philosophe Henri Bergson nommait "la politesse des manières". Celle-ci n'est peut-être que de l'ordre du paraître et le sourire pourrait n'être qu'hypocrite. Mais grâce à cette politesse des manières, selon Bergson, il est possible de passer insensiblement à la politesse de l'esprit, puis à celle du coeur, laquelle peut permettre de vivre dans une société ouverte. 

Les sourires, quelqu'ils soient, même s'ils ne sont que de façade au départ, peuvent changer d'intensité et de tonalité. Ils ouvrent la voie à une émotion qui peut être au fondement de la société ouverte, de la morale ouverte et de la religion ouverte dont parle Bergson à la fin de sa vie. Une telle société n'est jamais définitivement acquise, elle demande sans cesse à retrouver l'élan créateur qui, selon Bergson, irrigue toute vie. Dans cette société, les femmes et les hommes pourront développer toutes leurs qualités humaines. Les sourires peuvent nous permettre d'entrevoir cette société, à l'espérer. Ils peuvent même nous permettre nous encourager à la construire . Mais pour cela, il ne s'agit pas de sourire davantage, plus souvent ou constamment.

Il s'agit de se sourire, d'accepter d'entrer en relation avec les autres, avec un courant vital."