Jacques Fesch : l'amour de Dieu plus fort que la mort
"Dernier jour de lutte, demain à cette heure-ci, je serai au ciel. Que la volonté du Seigneur soit faite en toute chose. J'ai confiance dans l'amour de Jésus et je sais qu'il commandera à ses anges de me porter dans leurs mains." En octobre 1957, Jacques Fesch est guillotiné pour le meurtre d'un policier. 70 ans après sa mort, une demande de réhabilitation est présentée par son fils, en raison de son chemin spirituel vers la rédemption. Converti au catholicisme en prison, livré à un puissant processus de purification et de régénération, il a même conduit l'Église catholique à ouvrir une demande de béatification. Un itinéraire hors du commun, décrit par ce Mémoire exhaustif qui souligne son extraordinaire conversion mystique : "Le Christ frappe à ta porte, ne lui ouvriras-tu pas?" La conversion et la vie mystique de Jacques Fesch en prison : le récit du Bon Larron du XXème siècle" Ainsi, notamment, "Ruysbroek enseigne la triple voie vers l'union mystique. Conversion chrétienne d'abord ; cheminement spirituel vers des états d'oraison de plus en plus élevés ensuite ; états supérieurs enfin où l'on « contemple Dieu par Dieu même » où l'on devient même « Dieu avec Dieu ». On reçoit de Lui « une parole unique profonde comme l'abime » et l'on rejoint son propre être incréé et éternel. » Ces quelques lignes, nous le verrons, décrive très fidèlement le chemin parcouru par Jacques en prison."
« Une vie sans but d'un bourgeois oisif »
À 24 ans, Jacques Fesch (1930-1957) mène une vie dorée à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). Né une petite cuillère d'argent à la bouche, tout lui est permis. Jeune homme élégant, « grande silhouette blonde à la nuque d'archange » selon Pierrette, son ex-épouse dont il s'est séparé après un mariage trop précoce. Le temps d'avoir eu une fille ensemble, Véronique. Malgré l'argent reçu de ses parents après leur divorce, il claque tout avec les filles et dans les voitures de course. Car s'il dort le jour, c'est à Saint-Germain-des-Prés qu'il noie son désœuvrement la nuit. Il s'ennuie tellement dans le vide de sa vie dorée («un gosse de riches à la vie sans but » qualifié par certains) qu'il rêve de s'en absenter.
En décidant d'acheter un voilier pour voguer loin du monde, vers les îles du Pacifique. Le coût : deux millions, mais il ne les a pas. La généreuse rente que ses parents lui versent ne suffit pas à acheter le voilier de ses rêves. Alors il décide d'aller chercher l'argent où il se trouve. Dans une banque. Le 25 février 1954, il entre dans un bureau de change pour le braquer. L'apprenti gangster rate son coup. Reconnu par un témoin, il est signalé à un gardien de la paix. Dans sa fuite, paniqué, Jacques tire dans le tas et abat le policier d'un coup de pistolet. Suscitant à l'époque, par une pareille brutalité, une vive émotion dans le pays.
L'incroyable conversion des trois dernières années
En octobre 1954, sa mère lui fait parvenir un livre sur les apparitions de Fátima. L'ouvrage le bouleverse : « Je viens de lire un passage du message de Notre-Dame de Fatima qui me plaît beaucoup et qu'on ne devrait jamais oublier : Lorsqu'elle parle à ses petits confidents, Marie leur demande de faire des prières pour la conversion des pêcheurs et des sacrifices pour l'expiation de leurs fautes [ ...] Un pêcheur j'en connais un beau ! Toute sa vie il a rejeté le Christ, ne préconisant que la négation de tout, l'athéisme et la jouissance matérielle. Voilà où nous en sommes aujourd'hui ! »
Soudain, le coup l'atteint dans la nuit du 28 février au 1er mars 1955,
soit un tout petit peu plus d'un an après son incarcération.
"Or ce soir là, déclare-t-il, j'étais dans mon lit, les yeux ouverts et je souffrais réellement pour la première fois de ma vie avec une intensité rare, de ce qui m'avait été révélé touchant certaines choses de famille, et c'est alors qu'un cri jaillit de ma poitrine , un appel au secours : « Mon Dieu » et instantanément, comme un vent violent qui passe sans qu'on sache d'où il vient , l'esprit du Seigneur me prit à la gorge. Ce n'est pas une image, on a réellement la sensation que la gorge se resserre ; et qu'un esprit rentre en soi, trop fort pour l'enveloppe qui le reçoit. C'est une impression de force infinie et de douceur qu'on ne pourrait supporter trop longtemps. Et à partir de ce moment là, j'ai cru, avec une conviction inébranlable qui ne m'a pas quitté depuis (...) tout me semblait facilité, chaleur et lumière [...] Il est impossible à celui qui a reçu cette prise de possession, de l'oublier à jamais. Et même si les tentations ou la faiblesse de la chair finissent par transformer le chrétien brûlant en une tiède ouaille, il lui restera toujours au fond de la mémoire le souvenir de ces heures de paix et de parfaite félicité [...] Et plus je progressais, plus l'Esprit me comblait de ses dons."
Dans sa lettre à son ami le frère Thomas, il explique le même événement en des termes tout aussi explicites :
"Et puis, au bout d'un an de détention, il m'est arrivé une douleur affective très forte qui m'a fait beaucoup souffrir et brutalement, en quelques heures, j'ai possédé la foi, une certitude absolue. J'ai cru et ne comprenais plus comment je faisais pour ne pas croire. La grâce m'a visité, une grande joie s'est emparée de moi et surtout une grande paix. Tout est devenu clair en quelques instants. C'était une joie sensible très forte que j'ai peut-être tendance à rechercher maintenant, alors que l'essentiel n'est pas l'émotion, mais la foi".
Lorsqu'il repense à cette nuit du 28 février au 01 mars 1955 :
« Voilà bientôt un an que le Seigneur m'a appelé par sa miséricorde. Te dire la date exacte de ma conversion, je ne le puis. Elle s'est faite progressivement, avec, bien sûr, un passage de l'athéisme à la foi sincère plus marqué ; mais, lorsque je regarde en arrière, je ne peux repérer que des jalons sur la route. Je n'avais qu'indifférence, mais un jour je me suis aperçu que j'avais de nouveaux yeux, et un spectacle que je n'attendais guère s'est imposé à moi. Jadis, le vrai Dieu était pour moi une tradition sans importance et voici qu'Il est maintenant le seul qui compte. Il est au centre du monde (Il surplombe mon être). Il m'envahit tout entier et ma pensée ne peut plus éviter sa rencontre. Une main puissante m'a retourné. Où est-elle, que m'a-t-elle fait ? Je ne sais, car son action n'est pas comme celle des hommes, elle est insaisissable et elle est efficace ; elle me contraint et je suis libre, elle transforme mon être et je n'ai pourtant pas cessé de devenir ce que je suis100. »
En vue de commenter cette expérience de conversion, Mireille Cassin dit que Jacques s'est retrouvé "soudainement et imprévisiblement introduit dans l'indicible de Dieu et de sa relation, par une foudroyante irruption de la grâce. Elle ajoute à la page 73 de Mystique public n°1 que : "sa conversion n'est pas d'ordre moral mais un véritable événement spiritue" car, selon elle, "aucune conversion ne peut se réduire à ses composantes psychologiques et sociologiques".
Il s'astreint alors à une vie d'ascète, transforme sa cellule pénitentiaire en cellule monacale, renonce au tabac comme aux colis que lui envoie sa famille, écrit chaque jour à des moines et à des proches une lettre de soixante lignes (la longueur maximale autorisée par la direction de la Santé). Une puissante et foudroyante conversion. Sa rencontre avec Dieu est « comme préparée » par trois personnes qui veillent sur lui : son avocat, un fervent converti, l'aumônier de prison et un moine bénédictin, frère Thomas avec qui il aura de nombreux échanges. Au bout d'un an de détention, le jeune homme terrassé par la souffrance tombe à genoux. Dans la nuit du 1er mars 1955, il appelle, crie à l'aide, et soudainement, connaît une expérience spirituelle, écrit des textes spirituels et regrette son crime et tout le mal qu'il a causé :
« Ce que j'ai fait est abominable […]. J'ai perdu la tête, je ne comprends pas pourquoi j'ai fait cela, comment j'en suis arrivé là (…) J'étais complètement affolé. J'avais complètement perdu le contrôle de moi-même. Tout cela est du noir pour moi. Quant à l'agent de police, c'était une vague forme pour moi. Je mourais de peur. (...) Que de malheurs j'ai pu provoquer ! Que de drames pour en arriver là. Que de conséquences ne dois-je pas et ne devrai-je pas supporter toute ma vie : la mort d'un homme, le malheur d'une femme et d'une jeune fille, deux enfants qui vont souffrir, une orpheline ! Que de mal ai-je pu faire autour de moi par mon égoïsme et mon inconscience ! (...) Je présente mes excuses à Madame Vergne. Oh Madame ! Vous êtes en droit de me haïr, mais je vous dis mes regrets les plus sincères, comme à tous ceux à qui j'ai fait du mal. (Il ajoutera cinq jours avant de mourir :) Puisse mon sang qui va couler être accepté par Dieu comme un sacrifice entier (Sa mort, il l'offre pour sa famille et surtout pour sa fille) Dans cinq heures, je verrai Jésus ! Il m'attire doucement à Lui, me donnant cette paix qui n'est pas de ce monde." (1er octobre 1957)
"Oui, c'est lui qui m'a aimé le premier alors que je n'avais rien fait pour mériter son amour…"
"J'essayais de croire par la raison, sans prier ou si peu ! Et puis, au bout d'un an de détention, il m'est arrivé une douleur affective très forte qui m'a fait beaucoup souffrir et brutalement, en quelques heures, j'ai possédé la Foi, une certitude absolue. J'ai cru et ne comprenais plus comment je faisais pour ne pas croire. La grâce m'a visité, une grande joie s'est emparée de moi et surtout une grande paix. Tout est devenu clair en quelques instants. C'était une joie sensible très forte que j'ai peut-être trop tendance à rechercher maintenant alors que l'essentiel n'est pas l'émotion, mais la foi. (...) Je sens maintenant une nouvelle force en moi, une certitude absolue que mon seul salut et devoir est de me donner entièrement à son Amour. Mais j'y arrive encore bien mal ; il est dur de se désengluer de tous ses vices. (...)
Voici que Dieu est maintenant le seul qui compte. Il est au centre du monde… Il m'envahit tout entier et ma pensée ne peut plus éviter Sa rencontre. Une main puissante m'a retourné. Où est-elle, que m'a-t-elle fait ? Je ne sais, car son action n'est pas comme celle des hommes, elle est insaisissable et elle est efficace ; elle me contraint et je suis libre, elle transforme mon être et je n'ai pourtant pas cessé de devenir ce que je suis. Puis la lutte est venue, silencieusement tragique entre ce que je fus et ce que je suis devenu. Car la créature nouvelle qui a été greffée en moi implore de moi une réponse à laquelle je reste libre de me refuser. J'ai reçu le principe, il me faut passer aux conséquences. Mon regard a changé, mais mes habitudes de pensée et de conduite n'ont pas changé : Dieu les a laissées là où elles étaient. Il me faut abattre, adapter, reconstruire les installations intérieures et je ne puis être en paix que si j'accepte cette guerre.
Je suis moi-même émerveillé et étonné du changement que la grâce a opéré en moi. Comme le dit Claudel, « l'état d'un homme qu'on arracherait d'un seul coup de sa peau pour le planter dans un corps étranger, au milieu d'un monde inconnu », est la seule comparaison que je puisse trouver pour exprimer cet état de désarroi complet. J'ai trouvé la paix, mais en même temps la lutte, lutte perpétuelle qui me fait progresser et plus je progresse, plus je m'aperçois de ma misère et du chemin infini qu'il me reste à parcourir. Si je reste stationnaire, je redescends. Dans cette expérience principale qui vient de bouleverser ma vie, je découvre pour finir une exigence permanente de réforme spirituelle. La conversion engendre un esprit, et cet esprit m'apprend que la religion n'est pas le confort, mais qu'elle sera toujours en un sens une conversion. Mais Dieu est là ; en Lui, j'ai la force d'apercevoir et d'accomplir ce que je dois être, à son image. Il associe ma prière à Sa volonté. La vocation qu'il me donne suscite une invocation que je lui adresse ».
5 aout 1957 : "Ce que je voudrais que tu comprennes dès maintenant c'est qu'il n'y a pas deux hommes, celui d'avant et celui d'après mais un seul et unique qui cherchait sans s'en rendre compte ce qu'il a maintenant trouvé. Dieu était près de moi dès le premier jour, il a suivi mes errements avec sollicitude et s'est révélé à moi le jour où il lui a plu de le faire ; et je sais avec la plus absolue conviction que ma participation au corps mystique du Christ consiste en ce qui m'est demandé aujourd'hui ; il ne m'appartient pas de discuter cet arrêt, mais seulement de me soumettre de tout mon cœur à la volonté de Dieu . Plus la souffrance s'empare d'un être, plus son âme angoissée appelle au secours et plus le Seigneur est prompt à répondre et à consoler, et c'est en cela que la prière est toute puissante."
Ainsi, de 1954 à sa mort, l'homme forge dans des centaines de notes, le récit de sa conversion au Christ, de ses moments de plénitude et de nuits mystiques avec de terribles angoisses, proches de celles de Jean de la Croix. Mais la grâce l'inonde : « dans une cellule, le Christ parle peut-être plus distinctement qu'ailleurs » résume-t-il. Ces périodes jettent sous nos yeux la réflexion d'un condamné lucide sur ses responsabilités mais soucieux de la vérité souvent tordue par les médias ou l'émotion populaire. Impressionné par la profondeur de ses témoignages, le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, décide d'ouvrir en 1987, une enquête canonique, une demande de béatification. Le père Henri Moreau, docteur en droit canonique, se voit alors chargé de défendre le dossier au Vatican. L'ecclésiastique, après avoir constaté l'existence d'une réputation de sainteté, nomme une commission de trois historiens théologiens qui reconstituent dans les moindres détails la vie du mystique, afin de procéder à l'examen de l'héroïcité des vertus (à savoir les trois vertus théologales -foi, espérance, charité- et les quatre vertus cardinales -force d'âme, prudence, tempérance et justice-).

"C'est très impressionnant, spécialement le journal, parce que le journal, qui a été écrit deux ou trois mois avant son exécution, je crois à partir du mois d'août, relate jour après jour une expérience spirituelle d'abandon à Dieu. Et c'est extrêmement impressionnant parce que c'est écrit dans un style simple, sans fioriture. On pourrait presque dire un style d'écolier, et même Jacques Fesch a une écriture d'écolier. C'est ce qui fait que ça a des accents profonds de vérité." Père Henri Moreau
Gérard découvre à 40 ans, qui est son père et il veut témoigner
Jacques Fesch laisse derrière lui une veuve et une fille. Et quelques secrets restés longtemps enfouis. Deux semaines avant son arrestation, Jacques Fesch avait rencontré une jeune fille, Thérèse qui, quelques mois plus tard, le 20 octobre 1954, donnera naissance à un petit garçon, Gérard. La jeune mère confie très vite le nourrisson à l'Assistance Publique. Placé dans une douzaine de familles d'accueil, Gérard grandit sans connaître ni son père ni sa mère.
C'est l'histoire d'un fils abandonné dès sa naissance et qui depuis, se bat pour réhabiliter en justice la mémoire de ce père inconnu : « Ignorant mon père, j'ai tout imaginé, et souvent le pire, témoigne-t-il en 2017. J'ai 40 ans quand je découvre en lisant un magazine, des coïncidences troublantes. C'est un inconnu, un criminel, un guillotiné. Mais c'est mon père. Les images se bousculent, l'impact sur mon existence est bien réel et me déstabilise. Je prends au fil des mois de la grandeur d'âme de cet homme, mon père. Mon nom est certes entaché de sang mais un nom qui indique bien que tout homme est capable de rebondir, de se transformer et de devenir meilleur. Quel bel exemple de rédemption ! ».
Après confirmation des tests ADN, la Justice autorise Gérard à porter le nom de Fesch et ajoute : « Je suis persuadé que la force de Jacques, sa grandeur d'âme donneront naissance à des événements exceptionnels. C'est un pardon laïque et républicain que nous sollicitons aujourd'hui » souligne le fils. Depuis, il s'attache à reconstituer chaque étape de la vie du condamné. Il a même retrouvé une lettre du Président de la République de l'époque, René Coty, qui selon lui a cédé à la pression de l'opinion publique en refusant la grâce du criminel : "Dites bien à votre client qu'il a toute mon estime et je désirerais beaucoup le gracier mais si je le fais, je mets en danger la vie d'autres agents de police. Demandez-lui, je vous en prie, d'accepter le sacrifice de sa vie pour la paix de l'Etat, pour que la vie d'autres gardiens de la paix soit sauvegardée. S'il le fait, je lui en garderai une reconnaissance infinie." Lettre du président René Coty à Jacques Fesch par l'intermédiaire de son avocat.
La conversion de votre père a été radicale, son journal de prison a bouleversé des générations de lecteurs, avez-vous vraiment la conviction d'être le fils d'un saint ?
"J'ignore si je suis le fils d'un saint. L'impact des écrits de Jacques Fesch résonne si fortement auprès de nombreuses personnes dont je reçois les témoignages que je me sens investi d'une mission, d'un devoir. Son œuvre et son exemple ne doivent pas sombrer dans l'oubli. Il n'est pas mort en vain, il nous délivre un message, une force de vie. Ce n'est pas l'assassin que l'on a guillotiné, peut-être pas le saint non plus, mais en tout cas un homme transformé."
Où en est le procès de béatification ?
"Le procès en béatification suit son cours. Les documents et témoignages en sa faveur s'amoncellent mais le chemin est sans doute encore long. Un miracle doit être attribué à Jacques Fesch pour qu'il soit béatifié. Mgr Lustiger disait que j'étais ce miracle. Je suis persuadé que la force de Jacques Fesch, sa grandeur d'âme donneront naissance à un événement exceptionnel. Miracle ? Les témoignages que je reçois sont nombreux. Il a déjà tant apporté à ce jour. Il y a peu de temps des religieux mexicains me demandaient de leur envoyer une relique de Jacques Fesch, d'autres prient pour moi, d'autres me disent la joie, le bonheur qu'ils ont de connaître Jacques Fesch."
Votre livre est poignant et rend toute la profondeur de votre quête du père — votre « Lettre à mon père » particulièrement. Que diriez-vous à ceux qui aujourd'hui s'acharnent à briser les familles sans se soucier des enfants ?
"Tous les pères ne sont pas à la fois criminel, écrivain et peut-être saint… Ce père, quoi qu'il ait commis, avait laissé la preuve de son amour et de son désir de paternité. Cette simple lettre de reconnaissance qu'il m'adressa a participé à ma reconstruction et m'a peut-être permis de survivre à une maladie dont le diagnostic s'avérait sans appel. Tout en recherchant mes origines, j'ai exercé le métier de musicien en tant que trompettiste, ignorant que mon père avant moi jouait également de la trompette. La direction que prend notre société n'est pas sereine, loin de là. Jacques Fesch a été exécuté pour l'exemple. Qu'est devenu cet exemple ? Quel chemin avons-nous parcouru depuis sa mort ? Si la question sur la peine de mort était, par référendum, posée, je ne voudrais pas préjuger de la réponse.
Quant aux familles, elles sont aujourd'hui trop nombreuses à être désunies. L'enfant est trop souvent et injustement oublié. Ce qui me paraît essentiel, primordial c'est de préserver son équilibre, son bonheur. La vérité sur ses origines ne doit jamais lui être cachée. Retrouvons un peu d'humanité et préservons cette chose qui toute ma vie m'a manqué, l'appartenance à une famille, à un passé aussi douloureux soit-il. Le parcours, l'histoire de mon géniteur aussi tragique soit-elle, cette revendication de paternité a donné un sens à ma vie. J'appartiens aujourd'hui à une famille et je mesure combien cette valeur est importante."
Un être en recherche d'absolu
« Jacques m'avait bouleversé par son mal de vivre » affirme Pierrette dans sa préface des « Œuvres Complètes ». « Dans son apparent vide intérieur se cachaient en fait une grande profondeur et une vive recherche d'absolu et de pureté qu'il n'avait pas pu exprimer jusqu'alors. Son indolente apparence n'était que le masque de grandes aspirations enfouies de quelque chose qui était resté comme en suspens ». Ce n'est ni un saint, ni un homme parfait. Son parcours a été sinueux même après sa conversion. Mais il est une bénédiction car il nous rappelle que personne n'est jamais perdu aux yeux de Dieu, à la condition d'aller vers Lui. « Tu ne peux rien faire sans Dieu mais Dieu ne peut rien faire sans toi » aimait répéter Jacques Fesch.
Méditons la parole de Maître Eckart :
« Il est deux espèces de repentir : l'un est temporel et sensible, l'autre divin et surnaturel. Le repentir temporel plonge sans cesse plus bas. Il enfonce l'homme dans une détresse qui a tout du désespoir. Là le repentir est confiné dans la souffrance : il exclut tout progrès et il n'en sort rien » C'est de ce repentir là que nous voudrions voir accablé Jacques Fesch mais à Eckart de poursuivre : « Mais le repentir divin est tout différent : dès que l'homme prend conscience du mal en lui, aussitôt, il s'élève vers Dieu et à jamais détourné de tous les péchés, il se fixe dans une volonté immuable. De là il s'élève à une grande confiance en Dieu et acquiert ainsi une très grande sécurité80. Bien plus, celui qui serait vraiment fixé dans la volonté de Dieu ne devrait pas vouloir que le pêché où il est tombé n'ait pas été commis. Non point certes, en tant que le péché était dirigé contre Dieu, mais parce que par le péché, tu es tenu à un plus grand amour et que tu t'es déjà abaissé et déjà humilié, par cela seul que tu as agi contre Dieu. Car tu dois faire pleine confiance à Dieu : il ne t'aurait point affligé de la sorte, s'il n'avait pas voulu en tirer ton plus grand bien." (Maître ECKART, « Entretiens spirituels », p.97)
"Pour Maître Eckart, le détachement n'est pas une simple vertu ascétique ou psychologique. Il ne s'agit pas d'avantage d'une action volontariste de l'homme pour préparer la venue de Dieu ; on a parfois voulu simplifier l'itinéraire mystique en trois phases ou étapes: la purification, l'illumination, et l'union. Dans ce schéma traditionnel, la phase de purification dépend de l'action morale de l'homme, les deux suivantes de la grâce divine. [ ...] Or le mystique n'exprime jamais son expérience dans ces termes. Nous l'avons déjà dit, la purification [...] n'est pas qu'une étape vite franchie pour aller plus loin : c'est tout au long de la voie mystique qu'elle continue à être vécue. Et dès le départ, c'est toujours la grâce divine qui est à l'œuvre. Les mystiques ne parlent pas d'une succession arbitraire, dans laquelle l'action de l'homme serait relayée par la grâce de Dieu ; il y a certes un travail sur soi à effectuer, mais ce travail est paradoxalement de l'ordre de la passivité, plus que de l'activité. [ ...] La réceptivité, la disponibilité de l'homme à la grâce divine sont déjà une opération de la grâce." (M. Cornuz, Le ciel est en toi : introduction à la mystique chrétienne, Labor et Fides, 2001, p. 109.).
Ainsi, c'est Dieu qui force le dépouillement de l'individu, quel qu'en soit la manière. Pour Jacques, c'est à travers la prison. (en cela d'ailleurs, il n'est pas tout à fait idiot de penser que l'incarcération de Jacques faisait partie du plan de Dieu, mais qui sommes nous pour le dire ?)
Quoi qu'il en soit, les conditions d'incarcération de Jacques conduisent inévitablement à un dépouillement. Il n'a plus aucune possession, plus d'argent, plus de liberté (ni de mouvement, ni de parole...), plus (ou presque) d'amis ni de famille (en tout cas ses relations sociales sont extrêmement limitées ; combien de fois Jacques dans ses écrits se plaint-il de ce double grillage qui le sépare de ses proches lors des trop peu nombreux parloirs ? ).
Cette seconde étape est une source importante de tribulation. C'est très compliqué pour un individu de se détacher des choses terrestres. D'une part parce que la personne, la plupart du temps, aime et prend du plaisir dans ces choses matérielles. D'autre part parce que le manque est une source importante de souffrances.
La troisième étape du dépouillement, ou plutôt ce qui résulte du dépouillement c'est la libération. En effet, si l'expérience purificatrice de souffrance provoquait une césure dans la vie de l'individu, le dépouillement, lui, accentue ce phénomène et vient offrir la liberté spirituelle. L'individu est complètement délesté à la foi de ses possessions matérielles et du poids de ses culpabilités, il peut maintenant s'élever vers Dieu.
L'union intime avec Dieu (extrait "Le Christ frappe à ta porte, ne lui ouvriras-tu pas?" La conversion et la vie mystique de Jacques Fesch en prison : le récit du Bon Larron du XXème siècle")
"Voilà ce que nous croyons être l'aboutissement de toute vie mystique. Et Jacques la situe seulement six mois après sa conversion. Il témoigne de ces unions à plusieurs reprises dans ses écrits mais toujours de manière très brève, très discrète. On distingue une forme de pudeur lorsqu'il fait mention de ces unions. Par exemple, il ne les décrit jamais, il ne fait que les mentionner, comme ici dans ces passages du journal de prison et de différents courriers :
« Si après les heures d'union exquise que j'ai passées je devais... »
« Hier soir et cette nuit j'ai retrouvé toute la chaleur de l'amour divin et mes prières récitées dans cet état ont été une union avec Dieu plus parfaite de cœur et d'esprit105. »
« Actuellement, je passe des heures parfumées, les plus belles certainement de toute une vie, jamais je ne pourrais atteindre à une union aussi forte avec Dieu »
Ou bien lorsqu'il aborde la question de l'oraison sur laquelle nous reviendrons plus tard :
« Au-dessus de ce genre d'oraison, il y a l'union intime avec Dieu ; l'extase, qui ravit la créature aux choses terrestres pour ne plus la laisser que figée en Dieu."
Ces passages témoignent d'une vie mystique active et de plusieurs unions différentes avec Dieu, de celles dont témoignent les plus grands mystiques chrétiens.
Jacques Fesch : "Et maintenant, je ne comprends plus de quelle façon je m'y prenais pour ne pas croire. Tout est tellement dépassé. Les plus judicieux raisonnements et déductions, même séduisants au premier abord, m'apparaissent comme tellement vains et surtout « hors de question » ! C'est là que je m'aperçois que la foi est vraiment un don de Dieu. On croit par le cœur, sans savoir pourquoi et sans même chercher à savoir . La certitude intime qui vous emplit suffit. L'amour est le plus fort."