Véronique Ellena : le vitrail aux 150 visages
500 photos de beauté de la Nature, dont 150 anonymes immortalisés par Véronique Ellena, sont réunis "pour l'éternité" dans le vitrail du millénaire de la cathédrale de Strasbourg. Les portraits juxtaposés en mosaïque composent le visage d'un monumental Jésus bénissant, constituant chacun le corps du Christ. Jamais un tel vitrail n'a été réalisé. Unique par la technique employée, originale par son concept, c'est un véritable défi alliant technologie de pointe et savoir-faire traditionnel du moyen-âge, qui aura nécessité plus d'un an de travail, main dans la main avec le grand maître verrier Pierre-Alain Parot. Ainsi est redonné vie à deux vitraux de la chapelle Sainte Catherine, mystérieusement disparus depuis le XVIIème siècle.

Lors de ma visite de la cathédrale de Strasbourg et de ses vitraux anciens (XIIe au XIVe siècle) ou contemporains (la Vierge de l'Apocalypse de Max Ingrand de 1956), je faillis passer à coté d'une verrière qui venait, pourtant, d'être tout juste installée, en septembre 2015, pour le Millénaire de la fondation (1015).
En effet, celle-ci éclaire, sur le mur ouest du transept sud, la chapelle Sainte-Catherine, mais cette étroite chapelle, en retrait, largement fermée par des grilles, ne propose pas un angle de vue avantageux à celui qui, après avoir admiré l'horloge astronomique, regagne rapidement le bas-coté de la nef.
Néanmoins, ayant deviné par une vue latérale derrière des barreaux de fer forgé les hautes verrières, et attiré par leur modernité, je trouvais l'entrée, l'accès à l'autel et au retable. Je me retournais : deux lancettes trilobées de taille inégale (la baie 22 mesure 9 m de haut et la baie 24 seulement 8,70 m) s'offraient à ma contemplation avec une sorte de grand papillon rouge, une main dressée, et un flot de lumière à travers du verre blanc.
Le "papillon" était en fait la tunique d'un Christ dont se distinguait surtout le visage barbu au regard grave, la main droite levée en bénédiction, et la main gauche posée comme sur le rebord de la baie.
Je trouvais cela frais, charmant, aéré, juvénile. J'allais ressortir après avoir pris de rapides clichés, lorsque j'observai par le mode zoom de mon appareil une particularité singulière : les modulations chamois ou sépia des volumes du visage étaient en réalité composées par la réunion d'une centaine de photographies de visages d'hommes et de femmes.
Aussitôt, la force de l'œuvre me frappa par son évidence : l'humanité du Christ s'enraçinait dans le visage de chaque humain. Le visage et le regard surtout rayonnaient de la vie de cent visages, de cent regards, de cent histoires individuelles, d'un tissu de relations humaines et de paroles échangées.
J'eu aussitôt envie d'en apprendre plus sur cette œuvre ; cela tombait bien, un dossier de presse et de nombreux documents et sites étaient accessibles en ligne.

I. LA LANCETTE DE DROITE
Après avoir découvert le nom de l'auteur des cartons — la photographe et plasticienne Véronique Ellena (Bourg-en-Bresse, 1966) — et celui du maître-verrier —Pierre-Alain Parot (Dijon, 1950) dont l'atelier est installé au château d'Aiserey près de Dijon—, la première information qui m'occupa fut d'apprendre que le visage du Christ était copié (photographié ?) d'après un tableau de Hans Memling, le Christ bénissantde 1481 conservé à Boston. Vite, j'en cherchai la reproduction en ligne. Le peintre de Bruges avait privilégié l'humanité de Jésus, en reprenant le cadrage , le fond noir, l'appui d'une des mains en trompe-l'œil sur le cadre, de ses portraits individuels réalisés pour les membres de la société civile entre 1465 et 1496, mais au lieu d'une pose de 3/4, il avait choisi un portrait parfaitement frontal, comme si l'exacte rectitude et symétrie du visage participait de la divinité du personnage. Seule la main droite saisie dans l'exquise élégance d'une bénédiction donnait un élément d'identification. Malgré tout, à une époque où tous les hommes ont le menton strictement rasés (cela changera dès 1500, voir l'Autoportrait en Christ de Dürer), la courte, bifide, et timide barbe rousse peut être aussi considérée comme un indice. En réalité, nous n'hésitons pas une seconde à identifier le portrait.


Bref, ce Christ bénissant de Memling a pu être choisi en raison de la profonde humanité qui s'en dégage, comme support idéal pour le projet conçu par la plasticienne. Celle-ci ne conserve que le regard profond et empathique, le nez, les lèvres charnues et le doux sourire, le menton et le V de l'encolure de la tunique. La main gauche est placée sur la ligne centrale, et la main droite transférée sur la lancette voisine. Tous ces éléments picturaux conservent la couleur blanc crème et la patine de l'ancienne peinture à l'huile, et ce n'est qu'à lexamen aux jumelles que les photographies de visages, réellement incorporées aux traits christiques, se révèlent.

Ce qui se révèle aussi, c'est l'utilisation des barlotières maintenant les panneaux et des plombs unissant les pièces de verre : cela devient ici un réseau réctiligne, en large encadrement noir et fines lignes semblables à des cordages d'instrument de musique. Rien n'est du au hasard puisque deux des cadres (ceux des avant-derniers panneaux) sont plus larges. On pourrait discuter sans relache sur l'effet produit. Effet de grille ? De barreaux de prison ? De structure rythmique pour la mélodie des formes ? Mise à distance de la divinité, ou au contraire médiation ? Le Tout reste pour nous Néant s'il n'est pas délimité, Pour consulter le ciel à la recherche de présage, l'augure romain (successeur de l'haruspice étrusque) prenait un bâton recourbé ne présentant aucun nœud, son lituus, et traçait dans le ciel un périmètre sacré à l'intérieur duquel il entrerait en relation avec la divinité : le templum. Daniel Arasse a rappelé jadis que la contemplation trouvait dans ce périmètre, ce templum, son étymologie. En latin, contemplari signifie "regarder attentivement, déchiffrer par la pensée".
Le vitrail est un art original, bien distinct de la peinture puisque la lumière divine (deus sive natura) n'y est pas réfléchie, mais que celle-ci traverse le verre et révèle l'œuvre ; c'est le verre et le réseau de plomb qui font de cette lumière un message (un signe) que nous recevons.


Il reste ensuit au spectateur à contempler cette incorporation des photographies traitées sur le mode sépia. Véronique Ellena a fait poser 250 Stasbourgeois et Strasbourgeoises en début de l'année 2015. "Toutes classes confondues, y compris des sans-abri, des patissiers et des chanoines, des enfants ". Les photographies sont, paraît-il, mieux visibles si on regarde le vitrail de l'extérieur, où le rendu du verre est mat. Une technologie novatrice d'impression à partir de poudre d'émail a permis d'utiliser les clichés photographiques. En passant par l'imprimante géante à émail d'une filiale bavaroise de Saint-Gobain (Glassolution à Deggendorf), la matrice informatique est revenue sur une dalle de verre chez le maître-verrier qui a créé une sorte de seconde peau avec cet émaillage, mais aussi des mises en plomb, ajouts de grisailles colorées, des rehausses avec du verre antique soufflé à la bouche (verrerie de Saint-Just-sur-Loire).

II. LA LANCETTE DE GAUCHE. L'Hymne au paysage, une référence à sainte Catherine
Dans la lancette A (celle de gauche), l'artiste a repris dans le registre inférieur l'épaule droite et la main droite du Christ traçant sa bénédiction dans le tableau de Memling, créant ainsi une continuité avec la lancette B, mais les onze panneaux supérieurs figurent, de loin, un ciel. L'examen rapproché montre que ce "ciel" est une mosaïque présentant la Nature et ses animaux occupant les Airs, les Eaux et la Terre.
"La proposition de Véronique Ellena repose sur une continuité visuelle entre les deux baies actuellement non ouvragées de la chapelle Sainte-Catherine. Composé de plusieurs centaines de petites photographies, le vitrail évoque pour une part la beauté et la diversité du monde, en référence à sainte-Catherine d'Alexandrie. La jeune érudite, née selon La légende dorée à Alexandrie à la fin du IIIème siècle, aurait tenu tête à de grands philosophes et affirmé devant l'empereur Maxence :
"… tu admires des ornements précieux que le vent envolera comme de la poussière. Admire plutôt le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment, admire les ornements du ciel, comme le soleil, la lune et les étoiles : puis quand tu auras compris qui est leur maître adore-le, glorifie-le : car il est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs".
Dans les vitraux historiques de la chapelle figurent les Apôtres et deux femmes, Marie-Madeleine et Marthe. Sainte-Catherine est présente par sa parole dans le vitrail contemporain"

Le vitrail évoque la beauté et la diversité du monde, en référence à sainte-Catherine d'Alexandrie. La jeune érudite, née selon La légende dorée à Alexandrie à la fin du IIIème siècle, aurait tenu tête à de grands philosophes et affirmé devant l'empereur Maxence : "… tu admires des ornements précieux que le vent envolera comme de la poussière. Admire plutôt le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment, admire les ornements du ciel, comme le soleil, la lune et les étoiles : puis quand tu auras compris qui est leur maître adore-le, glorifie-le : car il est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs".
Rappelons que cette vierge poursuit l'hagiographe grec, devint très vite extrêmement savante, et pas seulement compte tenu de son sexe et de son âge : elle maîtrisait toutes les connaissances (poésie, rhétorique, médecine, philosophie, et même la "nécromancie de la Sibylle") et savait les 72 langues du monde. Les hagiographes insistent sur le fait qu'elle connaît par coeur non seulement Homère, mais aussi Virgile : la Passion B est même intitulée "Martyre de sainte Catherine, la Virgile (sic) et la rhéteur". Son physique ne le cède en rien à son intellect. Aikatérina est d'une beauté extraordinaire, avec laquelle aucune femme ne peut rivaliser ; elle est très grande, la taille bien prise, élancée comme un cyprès verdoyant, etc. À 18 ans, par sa science infinie, elle stupéfie et finalement convertit cinquante "rhéteurs" que l'empereur a fait venir de partout pour qu'ils la convainquent d'erreur et lui fassent renier sa foi...


Véronique Ellena : "Je crois en la place du sacré dans le quotidien" (La Croix)
La Croix : Pouvez-vous expliquer les grands axes et l'esprit de votre projet
Véronique Ellena : Ce projet de vitrail qui a été validé par le comité de pilotage en Juin 2014 respecte le patrimoine existant, tant du point de vue historique qu'artistique. Il s'agit d'un vitrail composé de plusieurs centaines d'images qui évoquent la beauté et la diversité du monde sous le regard bienveillant d'un Christ monumental. Il s'inscrit dans l'iconographie de la chapelle elle-même.
Il s'agit de comprendre, d'accompagner et de prolonger la signification profonde de cette chapelle. Mon travail parle de la place de l'homme dans le monde mais également de ce qui le dépasse, le mystère, ce en quoi il croit, la place du sacré dans le quotidien. Mon projet veut susciter un certain émerveillement, mais aussi donner un sentiment de protection, de bonté, d'encouragement, en accord avec l'impression générale du lieu.
J'ai tenté de figurer quelque chose du mystère de la foi avec deux séries de prises de vue, l'une sur le thème de la nature, l'autre sur celui des portraits. Regarder ce nouveau vitrail doit apporter joie et apaisement. C'est pour moi une grande responsabilité et le devoir m'incombe de ne pas trahir l'esprit du lieu.


Comment concevez-vous ces portraits ?
V.E : Il s'agit de recomposer le modelé du visage christique que j'ai choisi d'utiliser, à savoir celui d'une peinture classique du XVe
siècle en juxtaposant plusieurs portraits réalisés à Strasbourg dans la chapelle Sainte Catherine après un appel à participation passé dans la presse.
La prise de vue a été un moment intense de rencontres, chacun des protagonistes ayant saisi l'importance et la gravité que revêtaient les circonstances. Le studio était installé face à la verrière blanche destinée à recevoir le vitrail et les personnes invitées à s'asseoir dans cette lumière de façon à ce que leurs visages soient baignés par elle.
Chaque portrait prend alors une dimension supplémentaire : cette lumière blanche qui ne sera plus présente après la pose du vitrail restera à jamais sur les visages de ceux qui composent le futur vitrail.
Ces portraits sont donc un hommage à la communauté paroissiale dont les visages multiples seront réunis dans celui du Christ. C'est également et plus largement le désir de rassembler les gens qui forment le monde d'aujourd'hui.
Les modèles sont de tous âges et de toutes conditions, notamment des personnes sans-abri. Je souhaite aller vers ceux qui restent dans l'ombre, les faire venir en pleine lumière et en faire, en quelque sorte, des « icônes universelles ».


Quel est le lien avec vos précédentes séries Les grands Moments, Ceux qui ont la foi, Natures mortes, Les Invisibles…
V.E : La place des humbles et ce qu'ils apportent au monde et la question du sacré sont des caractéristiques de mon travail depuis toujours. Ce vitrail est sans doute une réponse supplémentaire à ces questions. Ainsi Jésus-Christ est l'humanité, comme l'humanité est en lui.
Par ailleurs, la photographie a toujours été mon médium de prédilection et la peinture (voire l'histoire de l'art) ma référence ultime. Le vitrail est un art un peu oublié, mais c'est aussi un art sacré qui parle à tout le monde, naïf et profond à la fois. En accord avec ce que je défends.


Votre vitrail est aussi conçu comme un hymne à la nature
V.E : Ma seconde piste de réflexion concerne effectivement Catherine d'Alexandrie qui m'est apparue comme une sainte très moderne, érudite et déterminée, ayant tenu tête par conviction à des philosophes et à l'empereur Maximin.
Elle est très attachée à l'idée du Dieu créateur de toutes choses et loue les beautés de la nature. Les photographies montrent la vie terrestre, animale et végétale… En complément de mes propres images, j'invite ceux qui souhaitent participer à cet hymne à la nature à m'envoyer leurs photographies.


Il y a de nombreux liens entre la photographie et le vitrail à commencer par la lumière
V.E : J'ai choisi de composer une mosaïque à partir d'images photographiques chantant la beauté du monde. Je retrouve dès lors l'effet miroitant des vitraux du XIVe siècle, tout en utilisant la photographie que je transforme en vitrail.
L'image globale prend son sens par le rassemblement d'éléments variés qui ont une intensité propre de couleur et de luminosité, entrelaçant l'unité et la multiplicité. Ce vitrail devait répondre formellement aux vitraux du 14éme, en particulier dans une alternance de rouge et de bleu. Le vitrail est un art éminemment photographique où la lumière fait vivre des images peintes en couleur.


Que souhaitez-vous dire aux personnes défavorables à votre projet
V.E : De tout temps, les artisans et les artistes contemporains sont intervenus dans les cathédrales. Ils ont innové en respectant le passé. Si cela n'avait pas eu lieu, les cathédrales seraient encore romanes.
Mon projet, l'un des plus importants de ma vie professionnelle, s'inscrit dans ce courant. Avec le soutien et l'expertise du maître verrier Pierre Alain Parot, en passant par le rôle essentiel de mon assistante Zabou Carrière, ainsi que celui de tous ceux qui contribuent à sa réalisation, c'est un travail d'équipe.
Je suis, par ailleurs, heureuse qu'on parle de ce projet car le vitrail est un art trop discret. Ce coup de projecteur le ramène en pleine lumière, là où il se sent le mieux, là où il donne le meilleur de lui-même.