Liao Yiwu : enquête sur les chrétiens de Chine

Liao Yiwu, dissident chinois incarcéré et torturé pour avoir dénoncé le "massacre" de Tiananmen, signe "Dieu est rouge", une enquête magistrale sur les 70 millions de chrétiens persécutés par la dictature de son pays. Et ce, chose extraordinaire, après avoir rencontré, en prison, un chrétien à la foi immuable avec sa Bible. À l'image de tous ces croyants que le totalitarisme n'a pas su briser.

Liao Yiwu a été élevé dans l'idée que la religion incarnait le mal. Dans son pays, la Chine communiste, les croyants sont au mieux considérés comme des illuminés, au pire comme des espions impérialistes. Cependant, à force d'être persécuté, Liao Yiwu s'est découvert un lien fort avec les chrétiens chinois, admirant leur engagement pour la liberté d'expression et leur quête de sens dans une société en pleine mutation idéologique. Il s'est donné pour mission de sauvegarder la mémoire des histoires enfouies de ces croyants courageux dont le gouvernement totalitaire n'a pas réussi à briser la foi.
Avec truculence et tendresse, l'écrivain dissident fait parler celles et ceux qu'il est allé rencontrer en ville ou dans les campagnes les plus reculées, jouant parfois à cache-cache avec la police. À travers ces destins inouïs, se dévoile tout un pan méconnu de l'histoire de la Chine. L'incroyable fidélité, la modestie, la douceur des chrétiens chinois leur vaut aujourd'hui l'admiration d'une grande partie de la population… et fait trembler le régime, qui ne sait comment s'y prendre avec ces insoumis aussi indomptables que pacifiques, prêts à payer le prix du sang.

1989. La colère monte depuis des mois en Chine. Ce jour-là, le 4 juin, elle éclate. Des millions de citoyens se rassemblent dans les rues et sur la place Tian anmen, pour réclamer davantage de démocratie et de justice. Le pouvoir répond par des balles, des baïonnettes et des chars d'assaut, et, aussitôt après, propose au peuple défait un nouvel opium: l'argent, à tout prix. Ce livre qui évoque aussi la mémoire du meilleur ami de l'auteur, Liu Xiaobo, prix Nobel de la Paix 2010, mort en détention en 2017, est un recueil de témoignages de quelques-uns des «émeutiers» du 4-juin.

Des prêtres catholiques sur les marches de l'église catholique du Sacré Coeur à Anyang, dans la province chinoise du Henan, après l'ordination de l'évêque Joseph Zhang Yilin le 4 août 2015.
Vieille nonne centenaire; tibétain catholique; jeune converti branché; vénérable doyen protestant descendant d'une lignée de pasteurs d'avant la révolution chinoise; musicien de rue handicapé; médecin aux pieds nus… Autant de portraits hauts en couleurs, de récits fascinants, dans lesquels Liao, en agnostique qui ne méprise pas la mystique, s'affirme à la fois comme l'un des écrivains chinois les plus originaux et comme un témoin essentiel pour les générations à venir.
EXTRAIT DE "DIEU EST ROUGE"
Extraits du témoignage d'une catholique chinoise centenaire, Zhang Yinxian.
Pendant la révolution culturelle, nous avons été attaqués publiquement ; on a aussi raconté que la communauté avait tué je ne sais combien d'orphelins que les prêtres étaient des vampires. Je savais parfaitement que c'étaient de faux bruits mais je ne pouvais pas dire le contraire. Pourquoi fallait-il qu'ils répandent pareils mensonges, Les souffrances des Chinois n'étaient-elles pas déjà assez terribles? Mon Dieu! <Puis elle évoque les années Mao dans la ville de Dali - Yunnan)> (...)

Pendant les années de calamités naturelles, les années d'atrocités de la soldatesque, il n'était pas rare que les gens d'ici abandonnent leurs enfants. Ceux qui avaient un peu d'humanité attendaient qu'ils fassent beau (…) pour les déposer discrètement devant le portail de l'église. Le lendemain à l'aube, les sœurs les découvraient en ouvrant la porte et, naturellement, les recueillaient; qu'ils soient en bonne santé ou malades, elles dépensaient toute leur énergie à les choyer. (…)

Des catholiques chinois dans une église de Pékin, le 30 mars 2024
J'ai vue de mes yeux, plusieurs fois, des bébés filles, pas encore sevrées, qu'on avait jetées sur les pentes des collines ou au bord du lac, abandonnés au griffes des bêtes sauvages et des chiens errants. Les bébés garçons qui étaient malades et qui, à vue de nez, ne survivraient pas, étaient traités comme les filles: jetés n'importe où. Quand les sœurs sortaient et en trouvaient, elles les ramassaient et les ramenaient à l'église pour que les prêtres tentent de les sauver. Tous avaient quelques notions de médecine (…)
L'évêque Liu a essuyé plusieurs gifles, ma tante s'est avancée pour protester : "Vous n'avez rien à lui reprocher, au nom de quoi le frappez-vous?" Le paysan pauvre qui venait de "devenir le maître" à l'occasion de la réforme agraire a dit : "Les réactionnaires, on ne peut pas les abattre sans les frapper." Ma tante a répliqué: "Nous ne sommes pas des réactionnaires."

Le paysan pauvre a continué: "Vous êtes l'opium spirituel, vous êtes trois grandes montagnes, vous êtes des chiens courants de l'impréialisme qui exploite le peuple." Ma tante a poursuivi: "Nous venons tous de familles pauvres, nous n'avons exploité personne." Le paysan pauvre a repris: "En plus, tu ne veux pas reconnaître tes torts." Là-dessus a retenti un solgan autour de nous: "À bas la nonne contre-révolutionnaire!" Ma tante a dit: "Vous aurez beau me frapper... si vous me frappez la joue droite, je vous rendrai la joue gauche!" (...)
L'évêque Liu a poussé un soupir, disant que nous étions au crépuscule de notre vie, qu'on pouvait céder aux exigences des hommes, mais que là il s'agissait d'affaires divines et qu'on ne pouvait pas céder. (...) Du coup, pendant trois jours de suite, nous avons récité des textes sacrés et prié matin, midi et soir, et c'est seulement quand Dieu nous a accordé sa confiance que l'évêque Liu a fini par s'adresser à la direction des Affaires religieuses. (...) Je devais alors me pencher moi aussi pour écouter et répéter les paroles de ma tante: "Seigneur, laissez-moi dans ce monde agité, afin de m'examiner, de laver mes péchés, de corriger mes pensées et de me soustraire à ce pouvoir maléfique. Amen."
Ces chrétiens de Chine qui refusent de plier (Interview)
Liao Yiwu, dans votre livre, vous révélez que la Chine compte quelque 70 millions de chrétiens. Comment une religion apparemment aussi étrangère à ce pays, et qui y a été réprimée avec autant de violence, a-t-elle pu s'implanter?
Lorsque les missionnaires protestants et catholiques, venant d'Amérique, d'Europe ou d'Australie se sont installés chez nous vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les Chinois ont été tout d'abord surpris par ces étrangers qui venaient de si loin pour les aider et partager leur misère. Nous n'avions pas l'habitude d'un tel altruisme en Chine. Puis, cette surprise s'est muée en respect.

Avez-vous un exemple particulier à donner?
Il y en a de nombreux dans mon livre. Prenez celui du pasteur anglais George Clark et de son épouse, une jeune Suissesse prénommée Fanny. Ils ont été les premiers Occidentaux à s'installer dans la région de Dali. Le couple a appris le chinois pour évangéliser, ouvert une école, un internat et se sont démenés pour aider les gens. Mais ils n'ont fait que quelques adeptes, jusqu'au moment où Fanny Clark est tombée gravement malade après avoir mis au monde son fils Samuel.
Son agonie a duré longtemps et tous ceux – de plus en plus nombreux – qui lui ont rendu visite, ont été frappés par sa sérénité, son optimisme et sa volonté de partager sa foi malgré les douleurs et l'imminence de sa mort. Le comportement digne et aimant du pasteur Clark a aussi impressionné le voisinage. Après le trépas de Fanny Clark, des centaines de Chinois, portés par ce modèle, ont choisi le christianisme. D'autres missionnaires ont eux aussi, par leur exemplarité, semés des graines d'espoir dans le cœur des Chinois qui n'avaient pas l'habitude de voir quelqu'un se soucier d'eux sans rien attendre en retour.

Quelle est la politique actuelle du pouvoir chinois vis-à-vis des chrétiens?
Durant l'ère maoïste et jusqu'à l'ouverture économique, la répression en général s'est révélée impitoyable contre toutes les voix discordantes, dont celles des chrétiens. La dictature pouvait pleinement multiplier ses sévices dans ce huis-clos. Depuis les années 80 et en suivant l'évolution des échanges économiques avec l'extérieur, cette imperméabilité s'est réduite. Actuellement, les deux Eglises officielles – la protestante et la catholique qui n'est pas reconnue par le Vatican – bénéficient d'un régime de tolérance. Toutefois, elles restent sous étroite surveillance.
Mais le christianisme se déploie aussi – et peut-être surtout – au sein des Eglises dites «domestiques», ces Eglises clandestines dont les fidèles se réunissent dans des lieux privés et qui sont, soit catholiques, soit protestantes, la division entre les deux confessions n'ayant pas grand sens vue de Chine. Or, ces Eglises de l'ombre subissent encore la répression de la part des autorités. L'avocat chrétien Gao Zhisheng, défenseur de membres du Falun Gong, fut torturé et emprisonné pendant trois ans. Peu après, il a été réarrêté puis relibéré il y a six mois ; à sa sortie de prison, son état de santé est apparu particulièrement délabré.

Vous ne vous êtes pas convertis au christianisme mais vous dites votre admiration pour les chrétiens que vous avez rencontrés. Or, le pardon est une notion essentielle dans cette religion. Pourriez-vous pardonner à vos tortionnaires?
Non car ce serait faire fi de la justice. Il faut, avant tout, que ces criminels soient jugés pour ce qu'ils ont commis et qu'ils s'obstinent à nier. Témoigner de cela, c'est l'œuvre de toute ma vie.
Liao Yiwu : "Pour les Chinois, se convertir au christianisme est une barrière contre la peur" (Interview)
Quelle connaissance aviez-vous du christianisme avant de rencontrer ces croyants dont vous parlez dans Dieu est rouge?
Il y a des Églises un peu partout en Chine, clandestines ou officielles. Et certains de mes amis sont devenus chrétiens. Au début du XXIe beaucoup de chinois se sont convertis au catholicisme ou au protestantisme.

Pourquoi particulièrement à cette période ?
Dans la Chine des années 2000, il y avait un très fort sentiment d'insécurité, de menace. Or, pour résister aux pressions du pouvoir, tout le monde n'a pas la force intérieure d'un Liu Xiaobo [prix Nobel de la Paix 2010, emprisonné depuis 2011, ami proche de Liao Yiwu]. Se convertir, c'est une façon de chercher un secours spirituel. Yu Jie, un écrivain devenu célèbre au début des années 90, épuisé par les menaces du régime, a fini par se convertir, tout comme mon ami Wang Yi. Leurs femmes aussi. C'était pour eux une barrière contre la peur.
D'ailleurs, quand ils me rencontraient, mes amis fraîchement convertis m'incitaient à le faire. Mais ça ne résonnait pas du tout en moi. Il y a eu aussi à cette époque une très forte influence des DVD clandestins venus directement des États-Unis. On y voyait des célébrations religieuses avec des milliers de personnes, où l'un des participants témoignait de sa rencontre avec Jésus et fondait en larmes devant l'assistance qui levait les mains et chantait «hallelujah»! J'ai assisté à des scènes identiques en Chine, pas seulement sur DVD. (...)

Protestant chinois durant le service de Thanksgiving à l'Eglise Pu-EN de Shanghai, le 8 octobre 2006
Parmi ces chrétiens clandestins que vous avez rencontrés, lesquels vous ont le plus marqué?
Tous m'ont impressionné. Leur combat féroce pour la liberté de croire m'a beaucoup inspiré. Celle qui symbolise peut-être le mieux ce combat, c'est cette ancienne nonne de plus de cent ans, habitée par une sainte colère. Et c'est cette sainte colère qui la fait vivre: elle veut se battre jusqu'à la victoire complète du respect de sa religion.
Certains ont-ils lu votre livre depuis sa parution?
Il est interdit en Chine, mais mon ami Wang Yi m'a dit que c'était en ce moment le livre le plus piraté. Toutes les Églises clandestines du pays se l'arrachent! J'ai entendu dire aussi que dans des réunions clandestines, certains lisent les passages qui concernent plus précisément l'histoire du christianisme en Chine, car souvent les convertis ne la connaissent pas. (...)

Avez-vous lu la Bible ?
Oui, je l'ai lue comme un ouvrage littéraire, et je l'ai trouvée très intéressante de ce point de vue. C'est un des grands récits de la création, que j'ai lu comme un conte. Je me suis aussi intéressé à la naissance du protestantisme, aux textes de Calvin et de Luther. Mais je dois dire que les lectures qui m'inspirent plus sont celles de philosophes contemporains, français notamment. Je me suis beaucoup intéressé à Camus et à Sartre dans les années 1980, puis à Michel Foucault.
En particulier à ses écrits sur la prison et l'enfermement, ainsi que sa description des ressorts du pouvoir et de la façon dont il écrase l'individu, la liberté... Lire les textes de Foucault a été pour moi un grand encouragement à persévérer. Il explique que le pouvoir passe son temps à écraser individu et il raconte comment il a consacré sa vie à y résister. C'est un philosophe poète. (...)

La famille de Han Ying Fang est catholique depuis cinq générations. Pendant la Révolution culturelle, son mari a pris le risque de cacher cette croix dans le plafond.
Je me suis beaucoup bagarré contre cette phrase de Mo Yan, qui avait déclaré : «La censure en littérature, c'est un peu comme le portique de sécurité à l'aéroport.» En précisant que c'était, selon lui, une étape à accepter. Mo Yan explique que les auteurs chinois doivent apprendre à pratiquer une forme d'introspection afin de savoir ce qu'ils peuvent et doivent écrire, de la même façon que l'on accepte d'être contrôlé à l'aéroport.
Il s'agit d'une forme d'autocensure...
Mo Yan parle d'introspection, mais ce qu'il dit me fait penser aux réactions officielles chinoises après l'attentat contre Charlie Hebdo : «Regardez les dégâts commis par l'absence de censure ou d'autocensure dans la presse et la littérature. À force d'offenser les autres, on finit par s'exposer au terrorisme.» Or, pour un auteur ou pour un journaliste, la foi, ce devrait être la liberté d'expression. Les gens de Charlie Hebdo sont morts pour leur foi. Ce sont des héros indiscutables de l'humanité.

Groupe des prisonniers politiques du 4 juin dans la prison n° 3 du Sichuan. Liao est en ht à dr., Li Bifeng au milieu devant. En bas, Axia, son ex-épouse, dont il a eu une fille, Miao Miao, 22 ans.
Rappel historique
L'histoire de l'implantation du christianisme en Chine commence à la fin du XIXe siècle, début du XXe siècle. Suivant les traces des missionnaires du XVIe siècle, de nombreux Occidentaux viennent prêcher la bonne parole en Asie, et en Chine. Dans un pays morcelé par les puissances coloniales, et sujet à de nombreuses crises, pénuries, maladies, les missionnaires s'intègrent facilement, et convertissent de nombreux Chinois.
Puis la Seconde Guerre Mondiale voit l'arrivée des Japonais, repoussés difficilement par les Nationalistes et les Communistes alliés. S'ensuit la défaite des Nationalistes et l'édification d'un régime communiste maoïste. Les Chrétiens considérés comme agent de l'impérialisme occidental, et propriétaires fonciers, sont chassés, torturés, soumis, massacrés. Cependant malgré les répressions, les réformes, les menaces le pouvoir totalitaire peine à éradiquer une communauté qui proclame sa liberté d'expression, et offre un sens dans une société en mutation. D'autant plus admirée de plus en plus par une frange grandissante de la population.