Sayat Terzyan : la balle déviée

Sayat Terzyan : le miraculé du Karabakh. Comme tant d'Arméniens, dont le génocide est commémoré le 24 avril, Sayat s'est porté volontaire quand le Haut-Karabakh a été envahi en septembre 2020. La balle qui aurait dû toucher son coeur a été déviée par un carnet de prières et une croix qu'il portait. Il a alors décidé de changer de vie.
"Quand la guerre a éclaté, j'étais cuisinier en Russie, où beaucoup d'Arméniens ont immigré pour le travail. Je suis revenu au pays dès que j'ai pu, et je me suis porté volontaire avec une centaine d'autres jeunes de Gumri, ma ville natale. Je suis arrivé le 4 octobre 2020 à Martakert, dans le nord du Haut-Karabakh, pour un entraînement sommaire.
Pendant quatre jours, nous avons appris à manier les armes. Puis nous avons été envoyés en renfort à Hadrout, au sud, où l'ennemi lançait une offensive. Le 10 octobre 2020, je me suis retrouvé au coeur du combat, sur la ligne de front. Ce jour-là, j'ai vu ceux qui nous tiraient dessus. Nous étions à 100 mètres les uns des autres, 12 soldats arméniens face à plus de 200 Azéris.
Nous ne savions pas qu'ils étaient autant. Tout à coup, j'ai reçu une balle en plein coeur, et je suis tombé à terre. Je ne croyais pas pouvoir me relever... Inexplicablement, je me suis remis debout, et mes camarades m'ont évacué du champ de bataille, pour m'emmener à l'hôpital de Stepanakert, la capitale du Karabakh. J'étais sous le choc, inconscient de ce qui s'était passé.

L'impact de la balle
Une balle déviée
Je me souvenais bien d'avoir été atteint à la poitrine. Sur mon lit, je pouvais contempler un joli trou à l'endroit du coeur... Mais les médecins m'indiquaient que la balle s'était logée dans l'épaule. Je pouvais moi-même voir cette blessure. Comment était-ce possible ? J'ai alors retrouvé dans la poche de ma veste militaire, à l'endroit de l'impact, un carnet de prières traversé de part en part et une petite croix brisée.
J'ai alors compris. La balle avait transpercé le livret, et avait été déviée en se fracassant contre la croix. Je n'ai qu'un nerf du bras tranché par le projectile. Par chance, c'était une balle de fusil d'assaut ; si j'avais été la cible d'un sniper, sans doute ne serais-je plus là pour vous parler.
Le carnet que j'avais sur moi contenait des prières de l'Église apostolique arménienne. Il m'avait été confié par mon père, qui le portait contre son coeur, pendant la première guerre du Haut-Karabakh, de 1988 à 1994. Il est revenu vivant, ce qui est déjà un miracle en soi ! Je sais que quelque chose lui est arrivé avec ce carnet, quand il était soldat. Il avait éprouvé la force de la prière.

Sur le mobile de Sayat, une photo de la croix et du livre de prières qui ont dévié la balle vers l'épaule
Ainsi, il n'a pas vraiment été étonné par ce qui m'était arrivé, contrairement à ma mère, à mon frère jumeau et à ma soeur, qui étaient stupéfaits. Pour ma part, je ne prenais pas le temps de feuilleter le carnet, même si je connaissais certaines prières par coeur depuis l'enfance, comme le Notre Père.
Une deuxième chance
Quand nous partions au front, mes camarades récitaient au moins un Notre Père, silencieusement. Nous étions trois à être blessés ce 10 octobre 2020. L'un de nous, lui aussi originaire de Gumri, est mort peu après. Il s'appelait Hambartzoum, ce qui veut dire «ascension». Je veux croire qu'il compte désormais parmi les anges.
Pourquoi ai-je été sauvé, et pas mon ami ? À vrai dire, je n'ai pas réfléchi ainsi. Si Dieu a donné à un homme d'être sauvé, et à tel autre de mourir, moi, homme ordinaire, pourquoi me mêlerais-je de l'oeuvre de Dieu, en lui demandant des comptes ? Qui est l'homme pour se mêler des affaires de Dieu ?
Si tous mouraient, personne n'accuserait Dieu, est-ce que ce serait mieux ? L'un meurt, et l'autre s'écrie : «Il n'y a pas de Dieu !» Et l'autre est sauvé par miracle, et l'un s'écrie : « Dieu existe ! » C'est pourquoi je ne veux pas spéculer, et personne ne le peut. Toutefois, il m'est impossible de croire que ce miracle m'est arrivé sans signification.

Sayat, dans la bibliothèque de son centre de rééducation, à Erevan, la capitale arménienne, le 11 janvier 2021
Une deuxième chance de vivre m'a été donnée. Avant la guerre, j'allais à l'église chaque dimanche, pour assister à la liturgie. Néanmoins, au quotidien, je vivais comme tout le monde. Je ne peux pas dire que j'avais une foi plus grande que d'autres. C'est vrai que je plaçais Dieu au-dessus de tout, mais dire que j'étais un bon chrétien, qui avait une foi forte, certainement pas.
L'esprit arménien
Pour être un chrétien authentique, il faut que la part des erreurs, du péché soit minime. Or, en ce qui me concerne, elle est grande. J'ai eu une jeunesse fougueuse, bagarreuse... Je partais au quart de tour, je cédais à la violence pour un mot de travers, et un regard mauvais. Au moindre reproche, la colère m'envahissait.
Cette époque est révolue pour moi. Depuis ce qui m'est arrivé, je regarde tout différemment. Je ne suis pas le seul à avoir reçu une telle faveur. D'autres ont vécu des épisodes qu'ils considèrent comme miraculeux. Par exemple, je connais quelqu'un qui a reçu un éclat d'obus contre le Nouveau Testament qu'il portait sur lui.
Il y a eu tant d'anecdotes invraisemblables pendant cette guerre, j'aimerais pouvoir les raconter. Tout cela n'est pas fortuit. Selon moi, ce sont des signes de l'amour de Dieu pour notre nation, de l'assurance qu'elle ne disparaîtra pas. Malgré ses armes, sa puissance et nos faiblesses, l'ennemi n'est pas parvenu à briser notre esprit.
Il existe un dicton chez nous qui dit que si le monde entier se transformait en tombes, les fleurs qui pousseraient entre les dalles seraient des Arméniens. Certains disent qu'au front, Dieu est absent. Moi, j'ai vu le contraire. La guerre a démontré que même l'athée a cru. J'ai vu des athées convaincus changer totalement.
J'en ai vu s'agenouiller devant Dieu, croire et prier. Celui qui a vu son enfant partir au combat s'est mis à genoux. Je connais tant de personnes qui sont entrées dans des églises pour prier... À mon avis, c'est le signe que la nation arménienne fait un retour sur soi et se repent. C'est l'état de la repentance.
Croire que Dieu existe
Nous ne devons pas être chrétiens juste de nom ! Si auparavant quelqu'un ne croyait pas, maintenant il doit croire. Que tous croient que Dieu existe vraiment. Car c'est ça, la vérité, il n'y en a pas d'autre. De mes yeux, j'ai vu ces transformations, ces transfigurations à la guerre. Cela m'a rappelé les récits du séisme de 1988, qui a totalement détruit Gumri, tuant des dizaines de milliers de personnes.
Dans l'épreuve, les survivants ont crié vers Dieu. Serait-ce uniquement à travers la souffrance que l'homme plie le genou ? Vraiment, de tout coeur, je souhaite que les gens croient en Dieu sans passer par le malheur ! C'est le privilège le plus doux sur cette terre qui nous soit offert : croire en Jésus sans se faire laminer par la vie, sans se faire fouetter par les circonstances.

Le centre de rééducation à Erevan s'occupe gracieusement des engagés blessés lors du conflit
Dans notre Arménie maltraitée et torturée à travers l'Histoire, il y a des âmes qui ne connaissent pas Dieu, qui refusent de le connaître. Si, même dans notre pays, le premier à avoir embrassé le christianisme au IVe siècle, il y a des sceptiques et des incroyants, comment un pays en paix et prospère pourrait-il se tourner vers le ciel ?
Moi j'exhorte toutes les nations chrétiennes à garder leur dépôt précieux, à ne pas perdre la foi. Car si tu perds la foi, tu n'as plus rien. Rien ne te sert à rien. Je songe à l'homme qui m'a tiré dessus. Nous savons ce que l'Évangile demande sur le pardon offert à notre adversaire. D'un autre côté, il existe un autre proverbe arménien : lorsque Jésus a dit « Tu aimeras ton ennemi », les Turcs n'existaient pas encore...
Pardonner ?
Derrière l'Azerbaïdjan, c'est la Turquie d'Erdogan qui continue de nous attaquer. Il est plus facile de pardonner à quelqu'un, ou à un peuple, qui se fourvoie à plusieurs reprises. Tu peux lui laisser le bénéfice du doute - il ne sait pas ce qu'il fait. Mais la Turquie a toujours voulu nous briser, toujours voulu nous massacrer, toujours voulu nous égorger.
Comment puis-je pardonner alors qu'il poursuit ? Qu'il refuse de reconnaître le génocide de 1915 ? En Arménie, même des prêtres ont été contraint de prendre le fusil et de lutter contre eux. Nous parlons de millions de morts, et ils recommencent sans cesse. Mon espoir pour notre pays est qu'il ne voie plus jamais de guerre, jamais. Et s'il doit en voir à nouveau, il lui faut être victorieux.
Pardonner ? Je ne suis qu'au début du chemin. Depuis ce miracle, mon existence est en train de changer. Je remercie Dieu tous les jours de m'avoir sauvé, et de pouvoir témoigner de son oeuvre. Si on me sollicite mille fois pour raconter mon histoire, je le ferai, pour que celui qui n'a pas entendu entende.
C'est important de dire qu'il y a des miracles aujourd'hui. Je voudrais que tous voient que Dieu existe vraiment, surtout les raisonneurs, les athées... et les journalistes ! Mon plus cher désir est que cette histoire sème dans les esprits la volonté de se tourner vers Dieu. Certains diront que c'est une fable, d'autres que je me prends pour un mystique... Mais je souhaite que, comme moi, des gens changent de vie, et se convertissent."